Sous les divines aurores boréales de Suède vit un gamin biberonné au rap de New-York, citant Nas et 50 Cent comme ses premiers contacts avec le rap. Désireux de les imiter, c’est en déambulant au hasard dans un parc de Stockholm, sa ville d’adoption, que Hastad fait deux rencontres déterminantes qui lanceront sa carrière dans l’industrie musicale.
Des Hasch Boys aux Sad Boys, l’émergence d’un collectif précurseur
Auprès de Yung God et de Yung Sherman, avec qui ils partagent les mêmes goûts musicaux, Hastad devient Yung Lean. Ensemble, ils aspirent eux aussi à faire de la musique. Avec d’autres amis communs, ils constituent les Hasch Boys, un collectif de rappeurs aux dents longues. Toutefois, le projet avorte rapidement au vu du désintérêt progressif de la majorité du groupe. Yung Lean comprend très vite que les deux seuls hommes prêts à marcher avec lui sont Yung God et Yung Sherman. C’est donc tout naturellement qu’ils forment ensemble les Sad Boys, en 2012. Dans ce trio hipster, Yung Lean écrit, rappe et chante alors que ses deux compères s’occupent des productions. Tout s’accélère l’année suivante : il n’a que 17 ans lorsqu’il sort Ginseng Strip 2002, son premier succès sur le net, dont le clip comptabilise près de vingt millions de vues aujourd’hui.
Son style est déjà très nettement esquissé : sur les productions lentes, peu rythmées, il adopte des flows similaires à ceux que Chief Keef a élaboré au hasard de ses mixtapes de l’époque, notamment Back From The Dead 2, très expérimental. Yung Lean décide de très vite capitaliser sur ce succès en sortant cette année-là son premier projet Unknown Death 2002 agrémenté d’un EP, Lavender dans lequel est incorporé son premier succès. Très vite, Yung Lean dépasse les frontières de sa ville, de son pays, puis de son continent, sa musique moelleuse traverse l’Atlantique pour trouver aux Etats-Unis sa place entre gangsta rap en déclin et trap à foison.
Warlord, le fruit d’un voyage intérieur cauchemardesque
Alors sur sa lancée, prêt à conquérir le monde par son rap alternatif, son heureuse success story a été happée par un destin cruel. Les deux dernières années de la vie du Suédois ont été particulièrement difficiles. Au début de l’année 2015, Yung Lean, alors en transit à Miami chez son manager et proche ami Barron Machat, vit une vie de toxicomane. Durant des semaines, il ne sort pas de cette torpeur nocive et adopte des comportements délirants : il se déguise en infirmier et, probablement paranoïaque, ne se ballade plus jamais sans un couteau. Ses nuits d’insomniaque, il les passe assis sur un balcon, à lire en boucle un livre qui lui rappelait les cauchemars de son enfance. Pire, après un épisode d’épistaxis, il appelle sa petite-amie qui elle aussi saigne du nez. Dans l’esprit de Yung Lean, cet événement est bien plus qu’une banale coïncidence et déclenche chez lui un passage de violence brute : il se met à détruire tout le mobilier et à ruiner l’appartement avant de finir à l’hôpital.
L’équilibre de cette vie tenant sur un fil est à jamais ébranlé quand son manager, Barron Machat, décède dans un accident de voiture à Miami. Yung Lean est complètement dévasté. Son père vient le chercher à Miami afin de le ramener chez lui, à Stockholm, pour prendre soin de lui. Alors que son état s’arrange, il retourne en studio exorciser les démons qu’il a tutoyés ces derniers mois. De ces sessions naît Warlord, album paru en février 2016 sur lequel plane la mort de Barron et la détresse infinie de Yung Lean. Ce disque sombre lui est d’ailleurs dédié et nous fait voyager à travers les affres de sa conscience meurtrie. Il réussit toutefois à trouver un public très réceptif et sa notoriété encore grandissante lui permet de figurer sur un des albums de l’année : Blonde de Frank Ocean. Il conclut son année de deuil par un EP surprise, Frost God, surprenant par son dynamisme accru par rapport au reste de sa discographie.
Stranger, un voyage émerveillé vers un monde parallèle
Cette année est celle de la rédemption. Très discret, il s’est affairé en studio avec ses comparses de toujours Yung God et Yung Sherman. Ensemble, les Sad Boys ont conçu Stranger, une odyssée à travers l’irréel élaboré par la conscience endolorie et intoxiquée de Yung Lean. Stranger est probablement le meilleur album en date de Yung Lean. Le disque transcende sans difficulté son statut pour s’élever au rang de conte. Les productions qui parsèment le disque esquissent un monde fantaisiste que Yung Lean arpente naïvement, les yeux écarquillés, ébahi. Chaque morceau est une péripétie qui survient dans ce monde parallèle, fruit d’une imagination débordante et des effets des drogues qu’il a tant consommées.
Yung Lean est le Lewis Carroll de notre temps : si Les Aventures d’Alice aux pays des merveilles devaient paraître au cinéma aujourd’hui, Stranger en serait assurément la meilleure des bandes originales. Il est aussi Alice qui, en entrant dans le terrier du lapin qu’elle poursuivait, a poussé les portes du fantastique, du féérique, de l’irréel. Immergé dans ce monde ne répondant à aucune logique, il se pose en spectateur : jamais sa voix, ses flows ou encore son chant ne prennent le pas sur l’univers musical. Le chant, d’ailleurs, parlons-en. Dans une interview pour le magazine Dazed parue le 7 novembre, Yung Lean révèle au détour d’une question qu’il ne sait même plus s’il fait encore du hip-hop aujourd’hui. Cette déclaration est curieuse quand on sait que le rap d’aujourd’hui plus que jamais tend à ressembler à la musique des Sad Boys. Les membres de la GothBoiClique, articulée autour de Lil Peep, en sont probablement les premiers disciples.
Quoi qu’il en soit, dès que Yung Lean met de côté le rap pour se consacrer au chant il devient infiniment émotionnel et extrêmement déchirant. Par sa voix anesthésiée, il épouse parfaitement les contours des productions afin de nous délivrer des moments épiques. Sur Red Bottom Sky, le premier single de l’album, il chante son amour tout en distillant sa patte, indissociable de sa musique : son incurable tristesse. Vers la fin de l’album, il se met à nu en abandonnant le rap pour ne plus rien dissimuler. Agony, avant-dernier morceau du projet, est pétri de peur, de douleur et de cette incurable tristesse que le chant timoré de Yung Lean exacerbe au plus haut point. Yellowman, morceau de fermeture, répond au morceau précédent en s’ouvrant sur un refrain lyrique.
Par cet album, Yung Lean a voulu verbaliser son appartenance à un monde parallèle au nôtre. Stranger décrit un homme qui a fui la réalité bien trop amère à son égard. Il se réfugie dans cette tour d’ivoire au détour d’un verre de lean, d’alcool ou encore d’une session studio. Reclus, il semble avoir fait le deuil de la perte de Barron et nous livre une musique apaisée, mûre, dans laquelle la prépondérance du chant donne une nouvelle dimension à un artiste aussi bouleversant que bouleversé.