Alors qu’on l’attendait le 11 septembre, Freeze Corleone, aussi mystérieux qu’insaisissable, s’est laissé deux mois supplémentaires pour concocter sa nouvelle potion toxique. Nommée Projet Blue Beam, elle ne déroge pas au reste de sa discographie. Sa musique y est cryptique et donne le tournis, tant les références de tous les horizons s’enchaînent à un rythme soutenu sur des productions qui synthétisent le chaos. A l’occasion de la sortie de ce dernier projet, il était nécessaire d’apporter un peu de clarté aux noirs écrits de Freeze Corleone, entre FIFA et complot mondial, entre Lyon et Dakar.
➡ Un univers riche de références pop culture assombri par une obsession pour les complots
Freeze Corleone a une recette très particulière pour rendre chacune de ses sorties musicales mystique, en alliant la forme et le fond pour donner naissance à un mélange plus corrosif que le sirop pour la toux et l’Arizona. Tout d’abord, à l’instar du Roi Heenok ou d’Alkpote, Freeze Corleone fait pleuvoir sur son auditoire des références en abondance qui ont pour seul point lien entre elles le fait d’avoir transité par son cerveau fou. Lors des premières écoutes, il est facile d’identifier quelques centres d’intérêt du rappeur. D’abord, il y a le sport, avec au premier plan le football et surtout la NBA. Le ballon rond imbibe la musique du rappeur : le titre Karim et Nico sur F.D.T fait référence à Karim Benzema et Nicolas Anelka alors que le single de Projet Blue Beam s’appelle Jeremy Lin. De la même manière, les mangas semblent occuper une part importante de sa vie : sans aller jusqu’à creuser dans ses textes, sur F.D.T il a intitulé deux morceaux en l’honneur de personnages japonais, Madara pour Naruto et Luffy pour One Piece. Puis sur THC, le morceau Karin fait bien entendu référence à la Tour Karin de Dragon Ball. Enfin, il y a les jeux vidéos, où le rappeur semble exceller particulièrement, avec l’incontournable FIFA. Extrêmement confiant, il donnait son PSN dans Comme ça au détour d’une ligne sur les Témoins de Jéhovah : « PSN ZenChen667 trouve-moi sur FUT 16 ». De plus, sur son dernier album en date, Projet Blue Beam, il affiche un morceau au doux nom de Lester, personnage central de GTA V.
Toutefois, le plus fascinant chez Freeze Corleone n’est pas son habileté à jongler avec toutes ces références pop-culture mais sa capacité à juxtaposer son dernier match sur FUT et un complot mondial orchestré par la NASA visant à soumettre la population du globe à de fausses apparitions de l’Antéchrist. En effet, derrière cette facette d’éternel adolescent se cache un esprit obsédé par les thèses complotistes et les organisations secrètes comme il le synthétise si bien sur LRH : « Dans ma tête : argent, sexe, drogue, complot, c’est obsessionnel ». Sur l’introduction, il met la lumière sur le maire d’Angers, ayant participé plusieurs fois à des réunions du Groupe Bilderberg, un forum rassemblant un échantillon des élites occidentales : « Bellek j’suis dans le complot comme le maire d’Angers ». Toutefois, c’est sur Sacrifice de masse que cet attrait lugubre prend une tout autre dimension. Dans l’introduction anxiogène se succèdent les samples d’une émission de télévision dans laquelle Luc Ferry, ancien ministre de l’Education, dénonce la pédophilie d’un de ses homologues sans le nommer et d’une voix lointaine qui aborde les Guidestones, monument érigé aux Etats-Unis qui serait l’œuvre d’une société secrète occulte visant notamment à réguler la population mondiale à 500 millions d’individus.
➡ Des complots à la codéine, un mélange cauchemardesque qui donne son âme au projet
Puis, après deux couplets habiles, Freeze Corleone et son comparse Osirus Jack égrènent des noms, des pays et des acronymes sans jamais en dire plus. Toutefois, l’auditeur averti comprend à quel point les références sont obscures et imbibées de théories conspirationnistes. Kim Jong Un, Jacques Attali, Ramzan Kadyrov et B.H.L se côtoient dans un noir chaos que tentent de régir des organisations secrètes comme la lignée luciférienne à coups de projets comme MK Ultra (projet de la CIA visant à développer des techniques de manipulation mentale) ou encore HAARP (observatoire américain lié à l’étude de la ionosphère qui, selon des théories complotistes, permettra à long terme d’altérer le climat, de détourner des avions et de manipuler la population). Freeze Corleone, à l’instar des complotistes qui exploitent chaque zone d’ombre laissée par les élites, exploite chaque zone d’ombre de ses productions pour les remplir de ténébreux cauchemars.
Ce cocktail ésotérique et sibyllin est généreusement arrosé de codéine et saupoudré d’antidépresseurs pour une musique aux productions importées des enfers par Charon et ayant subi un mixage chopped and screwed si âpre qu’il en déshumanise Freeze Corleone. Ces us et coutumes, il les a héritées du rap américain auquel il est perfusé. Sur son dernier projet, le rappeur sénégalais signe un morceau en hommage à Fredo Santana et un autre intitulé Baton Rouge dans lequel il dit se droguer comme dans cette ville fameuse de la Nouvelle-Orléans où sont issus des rappeurs comme Kevin Gates ou Boosie BadAzz. L’année dernière, il rappait sur Benjamins Bleus sa volonté d’amasser les « benjamins bleus comme Peewee », un pilier du rap d’Atlanta et véritable inventeur du dab. Tous ces rappeurs ont un point commun : ils consomment de la codéine à foison. Fredo Santana en est même mort en tout début d’année. Par ce mélange profond, original et obscur de références, la musique de Freeze Corleone est immédiatement aussi addictive que la codéine qu’il boit pour avaler ses cachets de Fentanyl.
➡ Des références géographiques pointues, issues d’un vécu chargé et d’une permanente quête de savoirs
La complexité des références de Freeze Corleone peut aussi s’expliquer par son vécu. Son itinéraire géographique et sa constante quête de savoirs lui permettent de distiller des références très pointues qui confortent la véracité de ses propos. Les connaissances acquises via le web et les livres se croisent avec les expériences de vie pour former un corpus des plus singuliers, subtil mélange entre un enfant d’Internet et un guide local chevronné. Résidant actuellement à Dakar, il a par le passé, habité à Paris, Lyon et au Canada. Loin de lui les aspirations de « villa au bled » et l’hypothétique départ de la France avancé tant de fois par tant de rappeurs sans jamais vraiment passer à l’acte. Sur le morceau TX, la phase « j’veux les thunes à Matforce » (entreprise sénégalaise de distribution de véhicules et de matériel agricole) ne peut être comprise directement que par quelqu’un qui a résidé au Sénégal. Pareil pour « Chen Zen, trouve-moi à Dakar défracté, j’bombarde sur la Corniche » sur La LDO Dans Le Château (la Corniche étant une bande littorale de la capitale où se trouve les infrastructures luxueuses et autres coins branchés de la ville). À l’inverse sur LRH la ligne « rital comme Fabio (Cannavaro), galsen comme Sadio (Mané) » est plus facilement saisissable même si l’usage des prénoms pour désigner ces deux joueurs n’est pas anodin. Si Dakar est la ville dont il se revendique le plus sur l’ensemble de sa discographie, la panoplie référentielle de Freeze comprend aussi de nombreuses mentions à l’Asie et aux États-Unis. La ligne « imposer le NRM de Foshan jusqu’à Chiraq » résume bien ce grand écart culturel. Le Japon notamment, est souvent évoqué pour ses belles carrosseries : « j’arrive japonais comme une Mitsubishi Evo » sur Q.B ou encore « yeu’z bridés, japonais comme une Maxima » sur LRH. Les États-Unis, berceau de la discipline, apparaissent plutôt quand il est question des chefs-lieux de la lean que sont Houston et Memphis, sans oublier les pôles rapologiques que sont Chicago, Atlanta et New York. Ces mentions ne sont pas réduites qu’à l’apologie de la codéine et l’énumération de sombres rappeurs locaux. Il est aussi question du Ku Klux Klan, de suprématie blanche, du lobby des armes à feu, des franchises NBA, d’hommes politiques, théoriciens et autres personnages aux idéaux transgressifs.
➡ L’influence de Freeze sur le paysage rap actuel
Fer de lance du 667, Freeze a réussi du haut de ses 26 ans à faire de son collectif une référence en matière de soft power. Une influence qui s’est propagée notamment par le biais des gimmicks reprises systématiquement sur chaque morceau par lui et les autres membres de la secte. On retient notamment le « MMS » (acronyme pour Mangemort Squad), le « LDO » (acronyme pour Ligue des Ombres) et le fameux « ekip » véritable cri de ralliement qui vient souvent amorcer ou clôturer un couplet. L’ADN 667 est visible également à travers l’introduction dans le rap francophone du comparatif « s/o » qui est venu donner une tout autre dimension au name-dropping. Depuis son arrivée, le « s/o » n’est plus seulement l’apanage des membres de la secte mais il est emprunté çà et là par différents rappeurs. On peut citer : Doums, Sopico, Slimka ou Tengo John. Enfin parmi les affiliations, on peut citer le groupe Lyonzon qui comprend notamment le RTT Clan composé de Gouap, Mini et Noma. Collectif archi-productif sur la scène SoundCloud française ils ont signé récemment une collaboration de choix avec la secte intitulée 669 et un cypher remarquée avec la marque Benibla.
Parmi les « enfants » ou « fils illégitimes » on peut citer le cas de M le Maudit, rappeur du groupe LTF et du Dojo Klan attaqué par la secte et ses fanatiques suite à la sortie du morceau ODL sur lequel il adopte des gimmicks et un champ lexical très proche de celui du 667. Enfin, l’influence de Freeze, se voit aussi dans le vif intérêt qu’il suscite auprès des têtes d’affiches. Vald, Nekfeu, Caballero et plus récemment Niro n’ont pas caché leur admiration devant la dextérité microphonique de l’italo-sénégalais. Au départ condamné à ne toucher qu’un public restreint au vu de son approche assez corrosive, Freeze a fini par intéresser même les médias les plus frileux qui jouent beaucoup sur sa part de mystère. N’accordant aucune entrevue avec les médias et labels à l’instar d’un fameux duo des Tarterêts, il continue d’écrire la légende pour s’inscrire dans la grande lignée des rappeurs non-alignés entre Salif, Alpha 5.20, Le Roi Heenok et Despo Rutti ou dans le Hall of Fame du name-dropping aux cotés d’Alkpote, Dany Dan, Booba et Joe Lucazz.