Le 23 avril dernier, Jazzy Bazz, Esso et EDGE ont sauté le pas et décidé de dévoiler un premier projet commun intitulé Private Club. Produit par l’ensemble des beatmakers du Studio Goldstein (Johnny Ola, Wavyvaye), ce dernier est un superbe mélange d’egotrip et de raffinement qui nous plonge dans l’ambiance crépusculaire de soirées sans fin. Au-delà de sa musicalité, le projet interpelle par une innovation : le recours au NFT. En effet, les trois artistes originaires du 19ème figurent parmi les premiers français à expérimenter cette technologie dont l’objectif est de valoriser une oeuvre auprès de communautés très engagées. Epaulés par Lionel Elsound, l’ingénieur de toujours de Jazzy Bazz (qui a aussi mixé des grands noms du rap américain sur les Genius Live Sessions), ils font une usage du NFT à contre-courant de la tendance actuelle en offrant 100 cartes gratuites à leurs fans : autant de tickets d’entrée pour un mystérieux Private Club. Distribuées sous la forme de NFT, ces cartes permettent à leurs détenteurs d’accéder à des contenus exclusifs, on peut notamment annoncer qu’un remix de Non-Stop leur sera très prochainement adressé…
« Il ne suffit pas d’être riche pour l’avoir, le critère c’était vraiment d’être fan ! »
La technologie NFT (pour « non-fungible token ») règle un problème vieux comme l’informatique : un fichier dématérialisé est, par nature, reproductible à l’infini. Un constat qui, pendant longtemps, a rendu antinomiques le numérique et le concept de rareté. Avec le NFT, la perspective est différente : le propriétaire du fichier est désormais connu en temps réel grâce à un code unique dans la blockchain relié à son portefeuille numérique de crypto-monnaie. Ce certificat d’authenticité est incassable et ne peut être piraté. Jazzy Bazz explique : « Le truc le plus évident, c’est que si je t’envoie un fichier photo, tu peux l’envoyer à un pote à toi. On ne sait pas vraiment qui est le détenteur, personne ne le possède vraiment. Avec la technologie blockchain, en passant les détails, il est à toi et rien ne pourra démentir le fait que tu le possèdes. » Au moment de sa création dans la première moitié des années 2010, le NFT a d’abord connu un essor dans le secteur de l’art digital, en reproduisant le modèle de spéculation de l’art physique. Sept ans plus tard, il vient frapper à la porte d’une industrie musicale qui a pleinement intégré le concept de rareté à ses procédés commerciaux.
Les artistes d’outre-Atlantique sont les premiers à s’emparer de cette technologie. C’est le cas de The Weeknd, qui annonce en avril avoir levé plus de 2 millions de dollars au cours d’une enchère de NFT organisée autour de la collection « Acephalous ». Du côté de notre Private Club national, la démarche est très différente. Les cartes sont distribuées gratuitement à des fans du projet, sélectionnés parmi les abonnés de la newsletter de Jazzy Bazz. Ce dernier complète : « Ce qui nous a fait kiffer, c’est qu’il ne suffit pas d’être riche pour l’avoir. Le seul critère, c’était d’être vraiment fan car il fallait être inscrit à la newsletter. À la base, on voulait même l’envoyer aux 100 premiers inscrits. Mais pour le coup, beaucoup de gens n’y comprenant pas grand-chose, on préférait d’avoir 100 personnes volontaires. Quoi qu’il arrive, ça reste vraiment des fans de la première heure. Et si ça devient vraiment populaire et que ça commence à prendre de la valeur, notre rêve serait qu’un fan devienne riche grâce à ça. ». Ce don gratuit, appelé « airdrop », a été popularisé par la plateforme d’échanges décentralisés Uniswap, qui a décidé en 2020 de distribuer gratuitement sa cryptomonnaie à ses utilisateurs.
Vers une valorisation des œuvres sur le long terme ?
Dans un écosystème de la musique en ligne dominé par le streaming, et donc par la consommation massive et répétée de musique, le NFT fait figure d’exception. À l’image d’éditions limitées de supports physiques ou de collections de merchandising, sa rareté en fait un objet de collection à destination de communautés très engagées… Pour Lionel Elsound, sa véritable valeur ajoutée réside dans sa capacité à valoriser une œuvre sur le long terme : « Imaginons que tu achètes une paire de Yeezy pour 200 euros. Tu attends 5 ans et elle en vaut 1000. Tu es content de ta revente sur le moment. Cependant, si 15 ans plus tard, cette paire en vaut cent fois plus, tu seras très déçu. La révolution avec les NFT, c’est que maintenant, tu peux les programmer pour percevoir des redevances sur le marché secondaire. Dans notre cas c’est 10%, mais certains peuvent mettre beaucoup plus. Le point clé c’est que tu vas toucher à perpétuité une redevance sur la revente. Si ta Yeezy était digitale, tu l’aurais revendue 1000 euros, mais à chaque fois qu’elle aurait fait l’objet d’une transaction ultérieure, tu aurais touché un pourcentage. Un artiste peut ne pas être connu, et vendre son NFT à 10 dollars sur Rarible. Demain il peut se faire acheter par un mec plus connu. L’artiste pourra lancer sa carrière sur un NFT devenu pièce de collection, qui pourra être revendu et le rémunérer à perpétuité. »
Les incertitudes du NFT : ayants droit, dépôts…
Technologie à l’usage encore récent, le NFT fait face à un flou juridique quant à la rémunération des auteurs, compositeurs et autres ayants droit. Aux États-Unis, un auteur a ainsi affirmé préparer une action en justice contre une interprète pour avoir vendu plus de 10 millions de dollars le NFT d’un morceau qu’il avait co-écrit, sans l’en notifier. « Pour le moment, un morceau de musique lancé en NFT n’est pas vraiment un morceau de musique. C’est juste un objet collector car il n’y a pas de mécanisme de redevances derrière. Si j’achète ce NFT, je n’ai pas de royalties sur la diffusion ou la synchro, bien qu’il soit unique et que je puisse le revendre. » Cependant, l’équipe du Private Club reste optimiste sur le sujet : « Tout est en train de se connecter : la distribution, la création et les métadonnées (Qui a fait quoi sur le morceau ? Qui payer ?). On va voir des nouvelles applications et des business modèles se créer par-dessus ces morceaux de musique NFT. Je pense qu’à un moment donné, tu pourras exporter de ton Fruity Loops ou de ton Pro Tools en NFT en y indiquant les détenteurs des droits, puis vendre ou donner des pourcentages du morceau à tes fans ! »
Jazzy Bazz surenchérit : « On sait que la répartition des droits, c’est un peu la jungle. Sur l’aspect droit d’auteur, c’est assez réglementé en France, le beatmaker ne peut pas vraiment se faire avoir, mais il est très rare qu’il perçoive des redevances. Demain, il serait très intéressant qu’au mastering d’un projet tu puisses tout de suite indiquer les parts de chacun dans le fichier audio que tu exportes. C’est tout à fait faisable, car dans la technologie blockchain ce sont des protocoles qui se créent tous les jours. Ça peut être très large, car il y a ceux qui ont fait la musique mais aussi le management, les graphistes… Bref, tous ceux qui ont participé au projet et qui méritent leur part à la fin. »
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