Trois ans que l’album tant attendu de Pusha-T, King Push, est sur les lèvres de tous ses fans, après la sortie de son prélude. Pourtant, l’omnipotent Kanye West en a décidé autrement. Le rappeur et producteur s’est lancé dans un grand chelem : celui de publier cinq albums, un chaque semaine, entièrement produit par lui. L’album de Pusha-T ouvrait le bal le 25 mai. DAYTONA, un modèle de montre Rolex, est une manière d’allégoriser son luxe le plus précieux : celui du temps. L’album est composé d’uniquement sept morceaux ; ce format ramassé a permis d’extraire l’élixir le plus pur des sessions du studio enneigé de Jackson Hole, le refuge de la dernière furie artistique de Kanye West. La fresque peinte par le Chicagoan en personne, de retour aux machines, laisse à Pusha-T l’espace de débiter son coke rap, de délivrer des lignes assassines et d’être étonnamment introspectif.
➡ Une alchimie indéniable entre les deux patrons de G.O.O.D Music
Kanye a très bien cerné les aptitudes de rappeur phénoménales de Pusha-T. De ce fait, DAYTONA, en sept titres, propose un album homogène avec un univers musical léché et minimaliste afin de ne jamais faire de l’ombre au rappeur. Oui, Pusha-T est seul souverain sur son album : il dépèce les compositions de Kanye West par une écriture percutante – les couplets de l’album sont de véritables forces de frappe criblés de lignes mémorables –, par ses placements parfaits et ses flows variés, parfois acérés, parfois nonchalants, parfois graves mais toujours pertinents. Pusha-T, par cette maîtrise sans faille qui ravira tous les amateurs de rap, happe d’entrée l’auditeur avec If You Know You Know. Dès le premier couplet, quasiment a cappella, le rappeur fait montre de charisme par un egotrip d’une rare finesse avant que la production de Kanye n’explose au refrain. Les productions de Kanye West sont terriblement entraînantes et efficaces : entre samples de soul à foison – comme en témoignent l’exaltante introduction If You Know You Know – et ambiances obscures, parfois même chaotiques – très prégnantes surtout sur les deux morceaux de conclusion, What Would Meek Do? et Santeria – quand les titres ne mêlent pas ces deux éléments, à l’instar de Come Back Baby, où les rimes tranchantes de Pusha-T, surfant sur la vague noire de Kanye, sont cinglées par un sample lumineux en guise de refrain.
L’alchimie entre Kanye West et Pusha-T s’étend plus encore sur What Would Meek Do?, morceau sombre et brumeux dans lequel les deux artistes se partagent le micro. Pusha-T se targue d’un couplet plein d’egotrip et saupoudré de cocaïne dans lequel il apporte son soutien, à sa manière, à Meek Mill et ses déboires judiciaires : « Ange sur mon épaule, ‘qu’est-ce qu’on ferait ?’ / Le diable sur l’autre, ‘qu’est-ce que Meek ferait ?’ / Cabre, dis au juge ‘d’Akinyele’ ». Akinyele est un rappeur connu pour son morceau Put It In Your Mouth dans lequel il dit au juge de lui « sucer la bite ». Kanye West, lui, mêle son égotisme et de troublantes confessions : il renouvelle ses aveux de consommation de drogues dures émis dans Watch de Travis Scott « 7 pilules le soir, tu sais ce que ça fait ? ».
➡ Un album éphémère, un album quand-même
Aussi court qu’il soit, DAYTONA a bien plus des allures d’album que nombre de projets excédant les dix titres. Son caractère à la fois compact et homogène transporte l’auditeur dans les arcanes de l’esprit de la vie de Pusha-T. Après la tumultueuse introduction, le rappeur vogue à travers les décors esquissés par Kanye West. Sur The Games We Play et son instrumentale, sorte d’extrait de vinyle d’obscure BO de film de karaté, Pusha-T élude quasiment le refrain et, durant sa démonstration technique, semble rebondir sur la composition. Puis, sans quitter l’ombre, les claviers mélancoliques de Hard Piano mettent en scène la domination du New-Yorkais et de Rick Ross, rare invité du disque. Ensemble, ils revêtent les costumes de grossistes ultimes : Rozay semble même légèrement paranoïaque. La voix puissante du boss de Maybach Music sied à souhait à la mélodie et contraste avec la finesse technique de Pusha-T.
Come Back Baby, le morceau central de l’album, concentre à lui seul ce qui compose l’album : le rap pur et dur de Pusha-T, tel la cocaïne qu’il refourgue à tour de bras, accompagné d’une instrumentale sombre, construite autour de basses ténébreuses qu’un sample lumineux de la voix chaude de George Jackson vient éblouir. DAYTONA est une ombre, une ruelle poisseuse, éclairée succinctement par les sirènes de la police, dans laquelle Pusha-T vend, impavide, sa poudre aux toxicomanes. Ces fulgurances lumineuses, Kanye les avait déjà élaborées dans Yeezus. Ainsi, DAYTONA rappelle les procédés qui faisaient la puissance de On Sight ou Bound 2 : le premier, morceau d’ouverture du sixième album solo de Kanye West, déroulait une instrumentale âpre et saturée jusqu’à ce qu’un sample soudain et salvateur d’un chœur d’église, en plein milieu du morceau, sauve l’auditeur de cette strangulation ; Bound 2, lui, fermait cet opus apocalyptique par un rayonnement esquissé autour d’un autre sample ensoleillé.
➡ Pusha-T n’oublie pas ses ennemis
DAYTONA, malgré sa valeur, n’arrête pas le temps : Pusha-T, en dépit des années, poursuit sa guerre sempiternelle contre Cash Money Records, Birdman, Lil Wayne et Drake. Alors que le morceau clash The Story Of Adidon a ébranlé la planète rap, l’album renfermait déjà quelques prémices de ce tremblement de terre. Le New-Yorkais débute son couplet sur Hard Piano par « ne jamais faire confiance en une pute qui trouve l’amour dans une caméra », une manière détournée d’évoquer Sophie Brussaux, la star du porno que Drake a enfanté. Puis, What Would Meek Do?, au vu des antécédents entre le rappeur de Philadelphie et Drake, a permis à Pusha-T de jeter de l’huile sur le feu. Toutefois, c’est sur Infrared que l’incendie s’est déclaré : la mesure « It Was Written comme Nas mais c’est venu de Quentin [Miller] », directement adressée à Drake, dont Quentin Miller serait un de ses ghostwriters, l’a fait sortir de ses gonds.
Avec DAYTONA, Pusha-T signe probablement son meilleur essai en solo. King Push – Darkest Before Dawn: The Prelude, son prédécesseur, souffrait de quelques concessions radiophoniques que Kanye West et le New-Yorkais ont éludé au profit d’un disque sombre, cisaillé de fulgurances lumineuses, incisif et instinctif. La satisfaction du travail accompli, Pusha-T peut s’offrir une nouvelle fois le luxe du temps – alors que son album a vendu presque autant qu’A$AP Rocky en première semaine – en espérant que la disette dure moins longtemps que l’amour.